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A quoi tient une telle longévité ?


Pascal Pace : la principale raison tient à son côté disparate et imprévisible. Que ce soit dans le champ idéologique ou esthétique, "Action pacique" a toujours laissé aux oppositions leurs tranchants. Elle a toujours accepté la contradiction. Elle ne s’est jamais arrêtée à une ligne esthétique claire et nette. C’est sans doute grâce au talent fédérateur de Henri Deluy, qui devint rédacteur en chef de la revue en 1948, il y a quarante ans, soit dix ans après sa création. D’emblée, c’est sa revue. Il saura fédérer un maximum de tendances.


Quelle a été votre méthode ?


Pascal Pace : j’ai cherché une logique. Il n’y a pas de manifeste ou de théorie d’ensemble, si l’on compare avec "Tel quel". " Action pacique" est une revue de combat, pas d’avant-garde autoproclamée. La prise de position n’a pas empêché les parcours individuels. J’ai donc eu accès à tous les numéros de la revue", sans compter ses archives, qui sont chez Henri Deluy. J’ai interrogé conjointement des acteurs directs ou indirects de l’aventure ; le comité de rédaction et ceux qui, tout en participant au sommaire, se sont opposés. Mon parti pris a été le suivant : plutôt que d’écrire une histoire qui n’est pas terminée, j’ai voulu donner à lire les textes, en mettant en perspective, dans les premières pages, les débats et conflits. En 1948-1950, quand la revue se crée, on est à Marseille, avec son foisonnement de langues et de cultures. A l’époque, il y avait une revue de prestige, les "Cahiers du Sud", dans laquelle les futurs poètes d’"Action pacique" publièrent. Dans ce combat d’avant-garde, deux éléments d’importance sont à retenir : la poésie issue de la Résistance et le surréalisme, encore vivace. Les "Cahiers du Sud" étaient plutôt du côté du désengagement. Ceux qui fondent "Action pacique", Malrieu et Neveu, sont à la fois liés au surréalisme et sont des militant communistes. Malrieu dit : "Action pacique" s’est créée violemment". Contre les "Cahiers du Sud" en somme. Il faut aussi noter que Malrieu, Nicole Cartier-Bresson, Agostini, Louis Pons, tous sont, pour la plupart, issus d’un milieu populaire et enfants d’émigrés. Moi-même, je viens d’un milieu ouvrier, autodidacte. J’ai été ému par ce parcours. Malrieu et Deluy sont instituteurs, ils n’appartiennent pas du tout à l’université, ce qui est rare dans la production éditoriale.


Au comité de rédaction, on retrouve encore pas mal de noms d’il y a cinquante ans…


Pascal Pace : le lien d’amitié est très fort au sein d’"Action pacique". Il y aura des crises et des conflits, lesquels n’entraîneront pas des exclusions mais des départs. Ceux qui quitteront la revue redeviendront membres du comité de rédaction ou collaborateurs. La rupture n’est jamais définitive. Guglielmi est parti trois fois. Il est revenu. C’est affaire de fidélité. Et puis, la revue s’est nourrie d’apports extérieurs. Avec la traduction, elle s’ouvre, dès 1950, sur la poésie internationale. Elle est la première à traduire Ceylan, mais aussi des poètes espagnols, de l’Est ou des Etats-Unis. C’est une revue très indépendante financièrement, qui n’a jamais été éditée par le Parti communiste, même si elle avait des liens avec les intellectuels de ce parti. D’autre part, Deluy a pour principe de publier les contributions des membres du comité de rédaction. En 1968, quand Olivenstein s’en prend au stalinisme qui, selon lui, est encore présent au sein du PCF, il fait l’éloge de de Gaulle. Publication impensable aux "Lettres françaises". Quand Dobzynski s’oppose aux pratiques staliniennes, il veut publier sa lettre ouverte lors du procès du jeune poète Brodski, qu’il intitule "Lettre à un juge soviétique". Il propose son texte à Aragon qui n’est pas en désaccord mais préfère attendre. Deluy le publiera immédiatement. Ces deux exemples sont significatifs. Les acteurs de la revue sont des militants mais ne sont pas empêchés par une idéologie.


Qu’en est-il dans les années soixante ?


Pascal Pace : à ce moment-là naît "Tel quel", qui s’oppose aux théories de l’engagement, ligne que continue de défendre "Action pacique". Certains, comme Gugliemi, quittent la rédaction et fondent "Manteia", dont les travaux se rapprochent de "Tel quel". "Action pacique" connaît une première crise. Entre 1960 et 1966, la revue ne voit pas ce qui se passe ; elle résiste à cette modernité. Arrive mai 1968, avec un changement de cap au sein de "Tel quel" qui est alors du côté du PC. Le comité d’"Action pacique" s’élargit avec l’entrée d’étudiants en linguistique et en psychanalyse. On a des numéros de plus de trois cents pages. Les poètes s’intéressent aux formalistes russes. Dans les années soixante-dix, "Action pacique" publie un numéro spécial sur "Tel quel". Deluy explique combien on doit à cette revue, notamment en matière de sciences humaines, ce qui n’empêche pas les deux revues d’être en désaccord sur la théorie unique. "Action pacique" est beaucoup plus modeste, sans enjeu de pouvoir. Elle laisse les points de vue s’exprimer. Par ailleurs, "Action pacique" condamne l’intervention à Prague, comme le PC. Dans les années quatre-vingt la pensée critique entre en crise. Durant cette période de restauration, la revue se positionne comme un lieu de résistance et de lutte. En dehors du contexte, "Action pacique" s’avère, comme toujours, une revue imprévisible. Elle consacre, par exemple, des frontons à un courant marginal travaillant sur la voix. Des années quatre-vingt aux années quatre-vingt-dix, les numéros sont moins riches. Les membres du comité de rédaction publient des livres, interviennent moins. A partir de 1990, Deluy multiplie les enquêtes provocatrices à destination des poètes. La revue croise tous les registres, depuis la psychanalyse jusqu’aux recettes de cuisine. Il y a des clivages, au nombre de deux. Le premier, en accord avec une partie de la rédaction, défend la forme poésie : la poésie est à l’avant-garde de la littérature, face au déferlement, dans les années quatre-vingt, du roman d’après scénario. Le second tente de se situer dans l’après-poésie, bref dans les travaux de "Tel quel".


Quel rapport entre les prises de position théoriques et le travail singulier ?


Pascal Pace : "Action pacique" illustre différents points de vue. Certains sont attachés au vers, d’autres à la prose. Jamais ailleurs on n’a vu autant d’écritures différentes. On a là un vrai panorama. Avec des tendances nouvelles. Toutes y ont été représentées, pourvu qu’il y ait en jeu la position formelle. On est en tout cas dans une tentative de modernité. Cette revue est sans doute la seule à publier autant de jeunes poètes. Certains de "Tel quel" y ont été publiés comme Pleynet, Prigent…


Propos recueillis par Muriel Steinmetz